Spécialiste de la gestion des ressources naturelles en Asie au sein de l’Asia Society Policy Institute australien, Genevieve Donnellon-May est une bonne connaisseuse des questions d’eau dans la région. Pour L’Usine à Ges, elle détaille la situation hydrique de la Chine. Un pays où l’accès à l’eau potable n’est pas garanti. Ce qui explique sa politique de grands travaux hydrauliques et sa diplomatie de l’eau. Le tout dans un contexte de réchauffement accéléré.
Peut-on dire que la Chine gaspille son eau ?
Oui, malheureusement, les problèmes liés à l’eau tourmentent depuis longtemps les dirigeants chinois. Bien qu’elle soit l’un des cinq premiers pays en termes de ressources en eau douce par habitant, la Chine est confrontée à de sérieux problèmes. Les précipitations faibles et variables et la répartition spatiale inégale des ressources en eau entre nord et sud sont aggravées par la surexploitation et la pollution. En raison de divers facteurs interdépendants, comme l’industrialisation, la croissance rapide de la population et l’urbanisation, la demande en eau douce en Chine augmente rapidement.
Le problème n’est pas neuf…
L’eau revêt depuis longtemps une importance particulière en Chine, où l’on dit que des conditions hydrologiques uniques ont conduit à la création de trois miracles : la nation, sa civilisation et son peuple. À bien des égards, l’histoire de la Chine est marquée par la gestion de l’eau. De tous temps, les dirigeants chinois ont reconnu son rôle dans le maintien de la stabilité sociale et dans la garantie de leur légitimité. Ceux d’aujourd’hui sont parfaitement conscients de l’importance de l’eau pour maintenir la stabilité sociale et assurer la survie du régime. Le gouvernement s’est concentré sur la sécurité de l’eau, approche qui s’inspire en partie de l’idée de Mao Zedong selon laquelle l’homme doit conquérir la nature. Cela se reflète dans la construction par l’État chinois de projets d’hydroingénierie à grande échelle, comprenant de nombreux barrages et projets de transfert d’eau entre bassins. Plus récemment, la gouvernance de l’eau a été explicitement liée au concept de « civilisation écologique » du président Xi Jinping. Pékin est un exemple notable de ville confrontée à une grave insécurité hydrique. La capitale est régulièrement aux prises avec une pénurie d’eau et a connu de multiples sécheresses, tout en faisant face à une population en croissance rapide.
Où en sont les programmes de transfert des eaux ?
Le projet a été proposé pour la première fois en 1952 par Mao Zedong qui concluait que « le sud a beaucoup d’eau, le nord beaucoup moins. Si possible, le Nord devrait emprunter un peu.» Et c’est exactement l’ambition du projet de dérivation des eaux sud nord : il détourne l’eau du sud vers le nord le long de trois routes : est, centrale et ouest.
La route orientale transporte l’eau du Jiangsu vers le Shandong et Tianjin via le Grand Canal Pékin-Hangzhou, vieux de près de 2 500 ans.
La route du milieu, qui détourne l’eau de la province du Hubei vers Pékin et Tianjin, est utilisée depuis 2014.
Plus controversée, la route occidentale n’a pas encore été construite.
On a parlé aussi de modifier le climat pour réguler le cycle des précipitations…
Absolument. En 2015, des scientifiques des universités de Tsinghua et de Qinghai ont proposé le projet Tianhe, le plus grand système de modification du temps et de production de pluie artificielle au monde. Ce concept utilise l’ensemencement de nuages glaciogènes pour créer chaque année 5 à 10 milliards de m3 de pluie au-dessus du nord de la Chine. Il a été inclus dans le 13e plan quinquennal du Qinghai.
Comment développer une agriculture productive avec de tels problèmes d’approvisionnement en eau ?
Aux prises avec des problèmes de potabilité, de quantité et de répartition inégale de l’eau, la Chine manque de terres arables : 14% des terres du pays sont cultivables. Le reste étant fortement pollué, cela aggrave la pénurie d’eau et les problèmes de sécurité alimentaire. En raison de l’évolution du paysage alimentaire, notamment de la demande accrue de produits à forte consommation d’eau comme la viande, ces défis continueront de s’accentuer. Pour les dirigeants chinois, la route occidentale pourrait résoudre les problèmes de pénurie d’eau dans le nord de la Chine et renforcer la sécurité alimentaire du pays. Les préoccupations sociales et écologiques soulevées par les environnementalistes et les scientifiques ont retardé la construction de la route ouest. Non sans raison d’ailleurs : le canal Shuotian et la rivière Red Flag devraient traverser des zones et des chaînes de montagnes sujettes aux tremblements de terre. Les traverser pourrait avoir des conséquences sismiques et environnementales comme des glissements de terrain.
La Chine peut-elle, techniquement et économiquement, déplacer autant d’eau ?
Cela sera incroyablement difficile à réaliser étant donné tous les problèmes techniques, environnementaux, écologiques et hydrologiques que cela impliquerait. En outre, certaines provinces pourraient être réticentes à entreprendre de tels projets, de peur que leurs habitants n’aient plus assez d’eau.
Pékin a-t-il réellement envie de détourner une partie des eaux himalayennes à son profit, quitte à se fâcher contre certains de ses « voisins » du sud (Inde, Vietnam, Cambodge, Laos) et de l’ouest (Kazakhstan, Russie) ?
La Chine a proposé d’énormes projets inter-bassins pouvant impliquer le détournement de rivières transnationales (comme le projet Red Flag River). Pour autant, cela ne signifie pas que ces projets seront réalisés.
Quelles seraient les solutions alternatives à ces grands travaux ?
La Chine pourrait mieux utiliser les ressources en eau. En améliorant la qualité de l’eau et utilisant des technologies sobres en eau. De telles expériences ont déjà été menées. Pékin a encouragé des solutions innovantes telle l’initiative « ville éponge » pour gérer les inondations et améliorer le drainage dans les zones urbaines. On a aussi utilisé les eaux usées et l’eau de pluie traitées. Sans oublier l’ensemencement des nuages. En 2022, la Chine a investi 162 milliards de dollars pour développer des projets liés aux ressources en eau, un chiffre en hausse de 44 % sur un an.
Comment la Chine intègre-t-elle la question de l’eau dans sa diplomatie ?
La Chine n’a pas de diplomatie de l’eau. La gestion et le partage de l’eau font partie de la politique étrangère et des relations commerciales avec d’autres pays. Alors que les cours d’eau transfrontaliers du monde entier sont généralement régis par des accords multilatéraux, ceux d’Asie sont pour la plupart soumis à des accords sur mesure. La Chine n’a pas signé la Convention des Nations Unies sur les cours d’eau internationaux de 1997, comme la majorité de ses voisins en aval d’ailleurs. Au lieu de cela, la Chine est partie à environ 50 accords et instruments bilatéraux relatifs à l’eau ou liés à l’eau. Ces accords ont permis à la Chine et ses voisins de coopérer à travers les institutions qu’ils ont établies ces dernières décennies. Ils ont été critiqués pour leur langage vague qui crée des risques de différends.
La Chine ne peut-elle imposer ses vues à ses voisins ?
La Chine peut prendre des mesures unilatérales visant à construire des infrastructures en amont qui peuvent parfois donner à Pékin un effet de levier (perçu ou réel) sur d’autres pays. Pékin peut aussi conclure un traité ou un accord qui lui profite. L’eau devient un élément de la diplomatie et de la coopération. Dans cette optique, la stratégie chinoise peut être considérée comme transactionnelle. Dans le domaine de l’eau, Pékin ne coopère pas de la même façon avec les pays d’Asie centrale et avec ses voisins d’Asie du Sud.
En 2001, la Chine a accepté de créer avec le Kazakhstan une commission fluviale conjointe chargée de surveiller le débit de l’eau. Dix ans plus tard, la Chine a lancé le « Projet commun d’amitié Chine-Kazakhstan de détournement de l’eau », avec des engagements des deux côtés pour réglementer la distribution de l’eau partagée.
En revanche, la politique sino-indienne a façonné la gouvernance chinoise de l’eau des rivières comme le Yarlung Tsangpo/Brahmapoutre. Un accord de 2005 entre la Chine et l’Inde oblige Pékin à fournir des données sur les rivières pendant la saison des crues. Mais ces discussions sont au point mort face aux affrontements militaires répétés dans les zones frontalières contestées entre les nations. La construction par la Chine de barrages hydroélectriques le long du fleuve a ajouté aux frictions. Pour répondre aux préoccupations en aval, la Chine pourrait rendre les données hydrologiques gratuites et disponibles en temps réel. Cela contribuerait à la transparence et montrerait sa bonne volonté.
Peut-on dire que l’une des raisons de la colonisation du Tibet est l’accès à l’eau ?
Oui, c’est l’une des principales raisons avec d’autres comme la projection de puissance. Le plateau tibétain et la région environnante abritent les sources des plus grands fleuves d’Asie.
Le changement climatique réduit-il déjà l’accès à l’eau ?
Le changement climatique façonne déjà les ressources en eau de la Chine en exacerbant les différences spatio-temporelles existantes (trop d’eau dans le sud de la Chine et pas assez dans le nord). Les événements météorologiques extrêmes induits par le réchauffement, telles les sécheresses et les graves inondations, exacerbent ces problèmes, avec de fréquentes inondations côtières, des ondes de tempête, l’érosion côtière et l’intrusion d’eau salée. On estime que 1 % du PIB chinois est perdu chaque année à cause des seules inondations.
Le gouvernement et les universitaires chinois ont-ils une vision à long terme des enjeux de l’eau (solutions technologiques ou à l’inverse solutions d’économie d’eau ?
Oui, c’est certainement le cas. La Chine est un pays conscient de l’importance de l’eau, et ses politiques le reflètent et continueront de le faire. à l’avenir, la demande en eau continuera d’augmenter, alors que le changement climatique accroitra un certain nombre de risques en rendant les régimes de précipitations de moins en moins prévisibles. Les pays en aval font pression pour que la Chine joue un rôle responsable et raisonnable dans la sauvegarde de l’approvisionnement de la région. Sa gestion de l’eau affectera non seulement l’approvisionnement du pays, mais également des centaines de millions de personnes à travers le monde.